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09/03/2013

MA PREMIÈRE EXPOSITION, "TRACES", EN FÉVRIER-MARS 2008, ET SES COUPS DE COEUR...

 

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Pour ma première exposition, "Traces", donnée du 12 février au 15 mars 2008 à la galerie Agnès Dutko, 11 rue Bonaparte, Paris 75006, j'ai évoqué le thème de l'esclavage.

Voici deux textes qui l'accompagnaient.


"CE QUI NOUS RESTE DES FUREURS DE CETTE NUIT"

par Edouard Glissant, romancier, philosophe

 

Les Traces nous importent, c’est-à-dire que non seulement nous les déchiffrons, ainsi l’ombre des draps effrités sur les restes de ceux qui ne disposaient d’aucun drap pour recouvrir leurs plaies, ainsi l’écartèlement des couleurs et des braises, et le vent finissant des clameurs au bout des vieilles aubes, mais qu’encore nous les rassemblons en cartes lisibles et que nous en interprétons les signes dévoilés, et que nous retrouvons le plein sens de leurs esquisses tragiques, ainsi que les audaces qu’elles nous autorisent désormais.

 Les esclavages ont toujours eu ceci de singulier que nous ne nous en souvenons (en des moments terribles qui enjoignent une terrible réalité) qu’à l’aide de ces traces : il semble que les longues géhennes ne facilitent pas la détection du détail précis ni la révélation gravée (sans aucune ombre) de leurs aires, éléments pourtant irremplaçables. Ainsi les esclavages des Amériques, lesquels ont duré si longtemps, font-ils un énorme tas de gravats d’histoires où on entre difficilement, dans lesquels on ne sait pas comment comprendre les infra-logiques à l’oeuvre, et dont on cherche difficilement à découvrir les vérités opacifiées. Les histoires de ces esclavages-ci sont parcellaires. L’imaginaire qu’on s’en donne pousse plus loin, il ose faire voir les traces de ces événements, traces insoupçonnées, comme les nègres marrons en laissaient, visibles seulement pour leurs congénères, non pour leurs poursuivants. En marge des témoins et des révélateurs analysables, les traces forment les continuités prophétiques d’un passé que vous percevez enfin, dans sa totalité ou son opacité.

(La trace est un processeur d’esthétique, manière renouvelée de repenser une matière, d’approcher une politique du monde.)

 Mais ce que la trace organise ainsi pour nous, c’est bien l’élément premier de toute matière, du moins à nos yeux de peintres et de voyants : non pas l’atome ni la particule, mais le grain et le fil, ou filament. Le grain qui mystérieusement entre dans l’organisation de la pâte, où il se dissout et reparaît pourtant, le filament qui en oriente la structure et en conduit la lumière et les ombres. Patrice-Flora Praxo, qui se souvient avec nous, navigue dans ces opacités.

 Ce ne sont pas là des fantômes, interchangeables, ni des leurres, ni des esprits peu incarnés, qui s’évanouiraient au bout de cette nuit. La foule assemblée par Patrice-Flora Praxo mord dans le temps historique, s’obstine dans les mémoires hésitantes, et son lieu d’existence est justement cet espace de tremblement et cette pensée improbable où nous approchons à notre tour l’horreur fixe et la vacation impénétrable des esclavages des Amériques. De tous les esclavages aussi, méconnus et clandestins, de jadis et d’à présent. L’art de la trace est un révélateur, et la peinture ancre son grain et son fil en ces endroits où la parole reste en suspension, où les mémoires à la fin se révèlent les unes aux autres : la peinture donne lieu à la trace éphémère, innombrable et qui ne finit pas.

Ce que je vois derrière ces théories de présences qui s’assemblent et se défont, derrière ces évanouissements de la couleur qui se délite donc en filaments ou s’obstine en des éparpillements soutenus (les grains), ce que je devine, ce sont les paysages ravagés des mornes et des ravines de la Caraïbe, les bois dévastés des grands espaces étasuniens, les brousses du Brésil où bientôt se dessinera toute une Amazonie de souffrance, les cirques béants ouverts dans les montagnes marronnes de la Réunion, dans l’océan Indien.

 Les villes, petits bourgs et grandes cités, borneront ces paysages. Mais la fureur se gardera, transmuée en une sérénité invincible et, bientôt, en transparence et feu de nuit." 

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  "Dans ton ombre", 2007 Huile sur toile, 130x89 cm

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"Le dernier", 2007 Huile sur toile, 146x114 cm


"LES FANTÔMES PARLENT, LES OMBRES DANSENT"

par Frédéric JOIGNOT, écrivain, journaliste

« Un jour, je jouerai Jeanne d’Arc » affirmait Patrice dans une autre vie, dans les années 1990, quand elle était toute jeune actrice. Elle tournait dans des sacrées productions, à l’époque. Un premier rôle avec Nicolas Cage, dans « Le raccourci ». Des rôles importants dans « L’Atlandide », avec Tchéky Kario, « Vanille Fraise » avec Pierre Arditi et Isaach de Bankolé, « Le bal des casse-pieds » avec Jean Rochefort.

Et avec Jean-Luc Godard, qui l’a préférée à  Naomi Campbell.

Mais Patrice voulait jouer Jeanne d’Arc.

Elle en avait assez que le cinéma, la télévision lui proposent toujours des rôles de voyoute exotique - autre époque, hier l’actrice antillaise Darling Legitimus, pourtant une égérie de Picasso, se voyait offrir des rôles de « bonne ».

Pourquoi pas des grands textes classiques ?

Pourquoi pas des rôles du répertoire ?

Parce qu’elle était noire – enfin, couleur d’ambre, de sable rouge, de ciel couchant ?

Parce que ses arrière-grands-parents étaient des esclaves ?

À cause de tous ces fantômes ? Ce mépris toujours présent ? Ces crimes que nous voulons oublier ?

Elle était à l’avant-garde alors, Patrice – avec son « nom de garçon » que chante si bien Yves Simon. Aujourd’hui la Comédie Française accueille les acteurs antillais et africains. Quant à Barack Obama, peut-être le futur président des Etats-Unis, il déclare : « Je suis Noir, et alors ? ». Puis, il ajoute, avec un sourire : « Je ne suis pas Noir, je suis démocrate ».

Elle était à l’avant-garde, Patrice-Flora Praxo, mais elle savait - elle sait : la peur, le mépris, le passé rampent toujours dans les esprits. Il ne faut jamais oublier. Il faut faire revivre les âmes perdues, saccagées, détruites, les peaux lacérées - toujours

Aujourd’hui, Patrice la parisienne, l’élégante Patrice, renoue avec ses racines dans sa peinture. Avec les fantômes qui nous hantent, nous tous. La regrettée Jeanne d’Arc n’a pas oublié ce qu’ont subi ses ancêtres, elle n’a pas oublié l’Afrique et les arts primordiaux, les Antilles et sa mère dans la maison de bois, la mer indigo des Caraïbes et ses traces de sang indélébiles.

Cette mémoire vive et secrète a pris possession de ses toiles. Des grandes ombres lumineuses, ou rouges comme du sang séché, s’étirent, surgies de l’Histoire, de l’oubli officiel, dessinant des corps tremblant. Attention, ne les regardez pas trop longtemps. Elles bougent, elles vibrent, les anonymes renaissent, descendent du tableau pour envahir l’espace. Les voilà qui vous entourent, chuchotent, tentent de vous dire la vie perdue, les chants étouffés, la douleur faite.

Avec Patrice-Flora Praxo, les fantômes parlent. Les ombres dansent.

Merci."

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Devant une des toiles de "Traces"


"L'oeuvre au noir"

Par LUC LE VAILLANT (Libération, 11 février 2008 )

Sortent de ses tableaux des ombres muettes qui, bouches bées, exigent une justice oubliée. Le rouge du sang, le blanc des os, le noir de la peau. Patrice-Flora Praxo revient sur la traite des Noirs, la promiscuité à fond de cale, la déportation maritime qui, depuis, éloigne les descendants d'esclaves des océans. Ses fantômes étouffent des cris d'effroi à la Munch et écarquillent un regard de foetus sur un passé perdu.

 

Dans son appartement de la place Dauphine, à Paris, dos bien droit et cou dressé, elle rayonne d'une vitalité inquiète à l'exact inverse du désespéré de ses peintures. «Elle», car Patrice est une fille tout ce qu'il y a de fille. «Elle porte un prénom/De garçon/Elle s'appelle Patrice/Elle est belle et métisse/Elle vient d'un autre continent/Où tout n'est que tourments» (1), fredonne son compagnon, Yves Simon, le chanteur-écrivain.

Guadeloupéenne, elle est née aux Abymes. Et elle paraît parfois être remontée en solitaire du fond des abysses. Elle est la dernière d'une famille de huit. Agriculteurs, ses parents ont déjà six filles et un garçon. Ils veulent tellement rééquilibrer la donne que le prénom prévu fera l'affaire. Vie aux champs, soins à donner aux bêtes, mangues juteuses qui tachent les torses nus. Patrice vit en siamoise avec Patricia, la numéro 7, et en symbiose avec la sensualité lasse des tropiques. Elle a 9 ans quand sa mère l'expédie en métropole, afin d'aider une de ses grandes soeurs débordée par sa marmaille. Les Antilles sont ainsi. La famille y est une notion extensive, loin de la logique nucléaire d'après exode rural. Et les allers-retours avec la métropole pour des vivres ici ou là-bas, chez l'oncle ou le cousin, sont monnaie courante. Patrice, elle, se sent abandonnée. Réponse tardive de sa mère : «Je voulais te sauver.» De la léthargie des îles, des prétendues insuffisances scolaires locales quand Patrice excellait en primaire.

De la Ddass à l'école d'art

Elle débarque aux Mureaux, prend soin de ses nièces, en Cendrillon précoce. Une autre soeur la réclame, même fonction, mêmes frictions. Et l'école comme un horizon qui s'éloigne. Excédée, elle se démène pour entrer. à la Ddass. Et s'en félicite encore aujourd'hui. Elle a pardonné à sa mère, ne voit plus ses soeurs, ne veut pas avoir d'enfants. Comme si d'en avoir tant élevé, qui n'étaient pas à soi, vous en délivrait à jamais. Elle dit : «Je suis guérie du manque de ma mère et du manque de ne pas être mère.»

A la Ddass, les fées se penchent enfin sur son berceau. Et ne vont cesser de veiller sur elle. Preuve qu'on peut naître à tout âge. Elle a 17 ans quand elle réussit à convaincre l'assistance publique de l'inscrire dans une école d'art aux tarifs prohibitifs. «J'ai pris la plus chère pour voir si on m'aimait.» Entre Paris et Florence, entre musées et ateliers, elle côtoie des jeunes filles bien nées. Avide de ne pas déparer, elle copie leur discrète élégance, qu'on retrouve vingt ans après, pantalon droit, souliers plats, jersey bleu à fermeture Eclair un rien plus descendue que la décence bourgeoise ne le prescrit. Signe que le formatage n'a pas totalement réussi. Et c'est tant mieux.

Elle a 21 ans quand elle joue un lutin chez Godard. Et 23 quand elle partage le haut de l'affiche avec Nicolas Cage. Elle arrête sans tarder : «J'en avais assez d'être le "matériel" sur lequel s'exerçait le désir de l'autre, d'être dans le paraître.» Son envie d'être, elle la rassasie via la métaphysique. Gâtée par les dieux, elle ne va pas se perdre dans un amphi en préfabriqué d'une fac sans équivalence.

De l'agence Sipa à la peinture

A 35 ans, elle se glisse, petite souris avenante, entre les pattes des gros matous des idées qui dialoguent au premier étage du Flore. Passent par là Jaccard, Rosset, Bruckner, Comte-Sponville, etc. Puisque l'image de ses ambitions est encore floue, elle fait le point en photographiant. Elle met dans le viseur écrivains et penseurs. On l'embauche chez Sipa, on l'expose à la Fnac.

Voici ses 40 ans. Elle crayonne depuis toujours. Exécrant sa graphie, elle communique par graffitis. Elle aime «la magie de Picasso», le «pas fini de Giacometti», la violence de Basquiat la «bouleverse». L'exemple de Zoran Music lève ses inhibitions. Il était à Dachau. Il a représenté ce qui n'est donc pas irreprésentable, n'en déplaise aux dévots de la Shoah. Puisque ça a eu lieu, qu'il y était et qu'il faut le montrer. Elle n'était pas enchaînée à fond de cale. Mais elle peindra la vieille douleur dépréciée.

Quand elle montre son travail, on ne regarde pas ailleurs. Toujours sa capacité à aimanter l'attention. Edgar Morin remarque : «C'est tragique et c'est beau.» Edouard Glissant préface son catalogue. Clément Rosset et Yves Simon font office de «mécènes». Et ce dernier chante : «Votre mémoire est envahie par des bateaux/Remplis d'Africains, vos ancêtres, portant le noir sur la peau.»

Il la voit métisse. Elle se souvient de sa visite à l'île de Gorée, et du bruit des chaînes anciennes qui l'ont faite africaine. Il appartient à une génération optimiste, celle de l'antiracisme, qui célébrait les mélanges. Il écrit : «Ma femme métisse a puisé sa beauté des Moptis du Mali, de la Guadeloupe, de la Grèce et de l'Angleterre.» Elle est plus ambivalente, plus perplexe. Elle dit qu'elle n'aime pas «la notion de communauté», ne comprend pas qu'on oppose Noirs et Juifs, reproche à Dieudonné de «galvauder quelque chose de tragique». Mais ses pinceaux font oeuvre de mémoire, car le devoir parfois se grime en vocation. Elle reproche aux Antilles d'occulter le souvenir de l'esclavage, de refouler le sujet. Et puis réémergent souvent des bêtises enfantines vécues exagérément, tel ce : «Tu es belle, mais c'est dommage que tu sois noire.»

L'atelier et le musicien

Elle a une voix structurée, modulée, une voix d'actrice, qu'attendrissent des dents du bonheur et un reste de zézaiement. Elle a pris des cours de chant pour se défaire de ce «phrasé de petite fille» qu'elle détestait et s'approprier le français quand son créole se perdait dans les sables. De Ségolène Royal, pour qui elle a voté, elle critique en priorité la diction, le ton «dur et lointain». Comme si Jeanne d'Arc n'avait pas su se mettre au diapason. Enthousiaste de nature, se jetant au cou des belles âmes et des belles idées, et se retrouvant parfois le nez dans le ruisseau, elle se sent «malmenée par la gauche, ces temps-ci». Pour tenir la déception en respect, elle tente de «se désintéresser des choses». Est-ce pour cela qu'elle refuse de parier sur l'avenir d'Obama ? Elle reconnaît que ce serait «une excellente chose pour la planète», mais vite, elle multiplie les embûches sur le chemin. Comme si être noir restait un handicap insurmontable. Mésestime de soi qu'elle évite de projeter sur son entourage.

Le soir, il descend de son bureau, elle remonte de son atelier. Ils se retrouvent dans la cuisine. Elle se met aux fourneaux. Elle aime ça. Au lieu de lui demander de lui prêter main-forte, elle l'a poussé à reprendre sa guitare, lui reprochant de gaspiller ses dons. Vingt ans après, à l'égal de leurs amours recommencées après quinze ans d'interruption, il s'est remis à composer dans le fourbi des casseroles.

(1) Album Rumeurs (Barclay). photo Fred Kihn

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"Les jours d'après"(1), 2007 Huile sur toile, 130x89 cm

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"Les invisibles", 2007 huile sur toile, 146x114 cm

08/03/2013

UN ENTRETIEN AVEC LE PHILOSOPHE PAUL AUDI

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"J’avais besoin d’entrer en transe pour que ces gens — ces ombres blanches, ces silhouettes — viennent à moi et se « matérialisent » sur la toile."


Paul Audi, un ami de longue date, est l' auteur de « L'empire de la compassion » (Encre marine, 2011). Cet entretien remonte à ma première exposition, "Traces", consacrée à la mémoire de l'esclavage


 PA : Patrice, quand t’est venue pour la première fois l’envie ou l’idée de peindre ?

PP : J’ai toujours dessiné. Et à 17 ans, je suis entrée dans une école d’art.

PA : Tu as fait cette école d’art pendant quelques années, et après ? As-tu renoncé à dessiner et à peindre ?

PP : Je n’ai pas renoncé, mais j’ai été pour ainsi dire enlevée par un autre métier, un autre milieu, celui du cinéma. J’ai pensé alors que les arts plastiques n’étaient pas pour moi. Mais je prenais toujours des cahiers sur les tournages. Je faisais des dessins très abstraits. Plutôt doux, plutôt sereins. C’était même assez joyeux. J’avais toujours des pinceaux quelque part. Je ne me souviens pas de ne pas avoir eu des crayons à portée de main, de ne pas avoir été fascinée par le papier et les couleurs.

PA : Ensuite  tu es devenue photographe.

PP : J’ai quitté le métier d’actrice parce que je me perdais. Je n’étais pas à ma place. J’en avais assez d’être dans le paraître, d’être « l’objet » de ce paraître, le « matériel » sur lequel reposait le désir des autres. C’est sur un tournage que j’ai découvert que j’aimais la photo, que j’aimais photographier les visages, les gens. C’est seulement  dix ans plus tard que j’ai fait de cette passion un métier. D’ailleurs, mes premières toiles ont été des portraits très « serrés », comme en photographie ; c’était essentiellement des regards.

PA : Y a-t-il des œuvres d’art en particulier qui te retenaient, qui t’attiraient, vers lesquelles tu revenais constamment ?

PP : Aucune en particulier. Mais j’ai eu tout de même une révélation et je crois qu’il faut que j’en parle. Un jeune galeriste m’a offert une monographie de Zoran Music. Ce n’est pas pour moi un modèle, Zoran Music, je ne peins pas comme lui, mais le fait est qu’il m’a libérée. En découvrant son œuvre je me suis dit : « Ce que je veux exprimer, je puis l’exprimer sans réserve. » C’est en ce sens que son travail m’a libérée.

PA : Avant de t’interroger sur le sens et la portée de cette libération, je voudrais revenir à l’étape précédente…

PP : J’ai mis du temps à montrer ma peinture.  Je ne voulais rien montrer, je gardais tout. Et ce que j’ai pu faire à 17 ans, je l’ai jeté. Je ne pensais pas, qu’il y avait là quelque chose de nécessaire ou d’urgent, alors même que ça l’était. À cela s’ajoute un problème culturel. Car chez moi, là où je suis née, personne ne m’a encouragée. Personne ne m’a incitée à penser qu’il était important, vraiment important, de peindre. Et je pense que si  ma mère ne m’avait pas encouragée comme elle l’a fait, si elle n’avait pas accepté que je devienne une artiste,  je n’aurais sans doute pas  été la femme libre que je crois être. Si surprenant que cela puisse paraître, il y a de la honte à être artiste dans ma famille. J’ai choisi des arts qui font rêver.

PA : Pour évoquer le choc que tu as subi lorsque tu as vu pour la première fois l’œuvre de Music, tu parles de libération. Cette libération semble davantage liée à ce que tu allais peindre qu’au fait même de peindre, car tu étais déjà peintre à ce moment-là. Doit-on penser qu’il y a là quelque chose qui s’est libéré quant à la thématique de ta peinture ? On sait que les thèmes de Music sont « ténébreux », que sa peinture est liée à son expérience des camps. Or les tableaux de la série que tu as décidé d’exposer à la galerie Agnès Dutko renvoient tous à une autre forme d’expérience, à une autre expérience inhumaine de l’humanité. Ton choc devant l’œuvre de Music t’a-t-il amenée à te dire : « Puisque lui témoigne en peinture, moi aussi je puis témoigner en peinture », « Puisque lui aussi parle au nom de…, moi aussi je puis parler au nom de… » ?

PP : La différence, cependant, c’est que moi je n’ai pas vécu la déportation. Mais j’en ressens l’horreur dans le comportement même des Noirs. Il y a une souffrance dont on n’ose pas parler. Aux Antilles, on ne parle pas de l’esclavage. C’est un sujet refoulé. C’est comme si ça n’avait jamais existé, ou presque… Toute la complexité des gens des Antilles vient pourtant de l’esclavage. Mais c’est là un point qui demeure aveugle, non éclairci. Je crois, pour ma part, que je n’aurais jamais osé en parler si je n’avais pas vu le travail de Zoran Music. Avec lui, je me suis dit : « c’est terrifiant et c’est supportable en même temps ». Enfin il a la possibilité, par son art, de rendre le terrifiant supportable… Ce que je veux dire c’est qu’il y a là comme une distance, une profondeur, et que celles-ci doivent être mises au compte de la « matière » avec laquelle le peintre donne à voir l’insupportable. Comprendre cette distance a été décisif… J’ai  choisi la peinture à l’huile pour ces raisons, parce que c’est « épais ». Je voulais une matière épaisse pour que les toiles aient une chair. J’ai eu envie qu’ on ressente la densité charnelle de la promiscuité. Ces êtres collés les uns aux autres et qui ne s’aiment pas… C’est pour cela que c’est très compliqué d’être Noir et que c’est très compliqué d’être Juif.

PA : On est obligé de se sentir solidaire alors même que l’on n’a pas envie de l’être. On se retrouve unifié dans un même destin, mais cette unification est en même temps extérieure. D’où l’effet de promiscuité.

PP : Ça me met toujours mal à l’aise de devoir aimer quelqu’un parce qu’il me ressemble. Il m’est souvent arrivé d’éprouver de la compassion pour une personne parce que cette personne était Noire, et j’ai eu tort à chaque fois. J’ai eu tort dans la mesure où l’autre ne savait pas ce qui m’animait alors. Ainsi j’ai mis parfois ma vie en danger pour venir en aide à quelqu’un parce qu’il était Noir, et je me suis rendu compte que ce n’était pas son problème : c’était mon problème. Voilà donc l’enjeu pour moi : vouloir peindre et montrer sans cesse ce qui a fait tant de mal et qui, pour cette raison, m’étouffe. Mais j’ai très peu d’espoir ; je ne vois pas comment pourrait s’arrêter cette… comment peut-on dire… cette auto-humiliation…

PA : Auto-humiliation, pourquoi ?

PP : Toute la complexité d’être Noir tient au fait qu’une majorité de Noirs se diminuent. J’ai mis du temps à m’en rendre compte. Quand j’étais actrice, je me disais : « Je ne sais pas que je suis Noire, sauf quand je me regarde dans la glace ». Sans doute est-ce cela qui explique que j’aie accompli ce que je voulais faire dans la vie. J’ai toujours transformé cette « condition » en une qualité, en une chance, presque en un privilège. J’ai toujours pensé que ce que je faisais avait un rapport avec cette « condition ». Que si j’ai pu peindre ces toiles, c’est non pas à cause de, mais grâce à ma négritude

PA : Et en même temps tu te réappropries cette couleur et cette histoire. Tu te devais de te les réapproprier car tu ne te sentais Noire que dans le regard des autres. En ce moment, ta façon de te réapproprier ta couleur consiste à investir pour ainsi dire picturalement l’histoire de la déportation des Noirs

PP : Il me semble. Mais pas pour aller du côté de la tragédie. C’est bien mon histoire, mais mon histoire n’est pas la tragédie elle-même.

PA : Pourtant il y a un tableau qui a pour titre « Hurler » en bambara…

PP : « Ka koulé. »

 

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PA : … Et il y a les fantômes, les linceuls… En quoi ce qui est montré sur la toile n’est-il pas tragique selon toi ?

PP : Je montre sous le signe de l’abstraction. D’où le choix du blanc comme couleur dominante. Le blanc est certes la couleur de la « fin » (je pense à la blancheur des os), mais c’est aussi la moins « expressive » des couleurs. La plupart des personnes peintes sur la toile sont blanches parce qu’on leur a retiré tout ce qui pouvait encore les distinguer les unes des autres. Elles ont été comme vidées de ce qui les caractérise en tant qu’êtres humains. Qu’est-ce qu’on faisait en effet à ces gens-là ? On leur enlevait leur dignité, leur humanité, au point qu’il ne restait plus rien. On dit « fantôme » — parce qu’ils survivaient à eux-mêmes, à la négation de leur humanité. Mais est-ce bien de cela qu’il s’agit ? On a retiré à ces gens leur âme. Ils sont devenus ce que l’on a voulu faire d’eux : des corps sans âme. Mais quand on donne de l’argent pour acheter quelqu’un, qui est-ce qu’on achète vraiment ? Il n’y a plus personne quand on achète quelqu’un. C’est terrible d’acheter quelqu’un — on dit : cette femme coûte tant… on donne un prix à cette femme… Qu’est-ce qu’il y a de pire ? Ces gens-là avaient un prix. Mais donner un prix à quelqu’un c’est lui enlever ce qu’il y a de gratuit en lui, à savoir : lui-même.

PA : A tous on leur enlève leur dignité d’êtres sans prix. Ainsi ces déportés sont en même temps transportés aux antipodes d’eux-mêmes. Est-ce alors parce qu’ils sont Noirs que tu les peints si blancs ?

PP : Peut-être. Mais c’est aussi parce qu’on regarde avec moins de frayeur ce qui est blanc. C’est dans l’esprit, dans la mémoire collective : on a moins peur de ce qui est blanc… J’essaie en tout cas de comprendre. Parce que je ne sais pas. Est-ce que vraiment je peux dire pourquoi je peins ceci ou cela ? Il fallait que je peigne ces scènes, cette histoire, c’est tout ce que je sais. Et je me souviens que ces personnages venaient d’eux-mêmes. Je n’ai jamais imaginé une seule fois que j’allais faire ça. Il n’y a pas eu de préméditation. C’était toujours la « toile » qui décidait. Je voudrais finalement ne jamais peindre en sachant ce que je ferai. Je ne sais pas si c’est possible.

PA : Tu m’as dit un jour : « Si je pouvais n’avoir peint qu’un tableau, ce serait celui-là », et tu m’as montré le tableau intitulé « Les Invisibles ». Est-ce que tu pourrais préciser ce que tu voulais dire par là ? Pourquoi ce tableau en particulier ?

PP : Peut-être parce que c’est le seul tableau qui est un peu plus figuratif que les autres. Et que j’y ai exprimé sur la toile les trois moments (ou les trois niveaux) de l’existence. Le troisième moment ou le troisième niveau, c’est quand on est adulte. Être adulte c’est souffrir

PA : Tu veux sans doute dire qu’être adulte c’est savoir  qu’on ne peut pas ne pas souffrir

PP : C’est cela, oui. Et je vois dans cette toile le visage de l’adulte qui prend conscience que ce sera toujours la souffrance. Qu’il n’y a pas de vie sans souffrance.

PA : Je voudrais maintenant te poser une question au sujet de l’Afrique et des Antilles. Un des tableaux, on l’a dit, porte un nom bambara, c’est-à-dire africain. Tu ne lui as pas donné un titre créole, tu l’as nommé en bambara. Est-ce que tu te sens africaine ?

PP : Définitivement ! Je crois que j’ai trouvé ma solidité, mon envie de vivre, en Afrique, et comme me venant de l’Afrique. Mais il est délicat pour moi d’évoquer mon rapport à l’Afrique et aux Antilles car je crains d’être terrible…

PA : Tu peux au moins parler de ce que l’Afrique apporte à ta création comme source d’inspiration, comme un certain style de création aussi

PP :  Quand je suis allée en Afrique pour la première fois, j’y suis restée très longtemps, c’était pour y tourner un film. En dix ans de métier d’actrice, je n’ai d’ailleurs eu que des rôles d’Africaine, de femme d’Ethiopie, etc. J’ai eu la sensation d’avoir été adoptée par l’Afrique.

PA : Est-ce que la peinture n’a pas été un moyen de te réinsérer dans ton « être africain » ?

PP : Je le crois.

PA : Tu as découvert le continent africain à l’âge adulte et tu as éprouvé aussitôt un sentiment d’appartenance presque immémorial… Tu as ressenti cela au contact des Africains, des paysages, des odeurs, du climat, de toutes les sensations physiques que dispense l’Afrique. Mais l’as-tu ressenti aussi au contact de leur pratique artistique à eux — je pense à leur attachement à un art de l’improvisation, à la spontanéité du geste et de la parole, à une conception plus ou moins secrètement animiste de l’acte de création ?

PP : J’ai senti tout cela. Tout cela est d’ailleurs lié au corps. Tout cela vient du corps. Tout cela part du corps et y revient. J’ai vite découvert que la peinture serait quelque chose de très physique pour moi. C’est sans doute pour cela que j’ai réussi à atteindre mon équilibre par la peinture. Parce qu’avec la peinture je suis enfin et totalement dans mon corps. Je dirais presque que c’est avec mon sang africain que je peins… En revanche, si je réfléchis, je ne peins pas. Je dois de peindre à l’Afrique. C’est l’Afrique qui jusqu’à présent me fait peindre.

PA : L’Afrique te fait-elle choisir une certaine gamme de couleurs ?

PP : Pour la série que j’ai décidé d’exposer, j’ai opté pour trois couleurs essentiellement : le noir, le blanc, le rouge. Le noir : la peau. Le blanc : l’écume, le froid. Le rouge : le sang. Il n’y a que là que j’ai réfléchi.

PA : Vivre, disais-tu tout à l’heure, c’est souffrir. Mais tu m’as dis aussi un jour : « la souffrance rend beau ». Serait-ce la leçon que tu voudrais que l’on retienne de ces œuvres ?

PP : Quand il a vu les toiles pour la première fois, Edgar Morin m’a dit : « C’est tragique, et c’est beau. » Le mot « beau », je l’accepte, même si je ne saurais le définir…

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(Avec mon complice Edgar Morin, pendant un vernissage)

PA : Dans ces tableaux au « contenu » si terrible, tu n’as jamais cherché à créer des « effets » qui pouvaient dépasser ce que tu entendais montrer. C’est cela sans doute qui est « beau ». L’œuvre est certes « tragique », mais elle n’est pas tragique en vertu d’un geste forcé. Le tableau est dénué de tout artifice, et c’est cela, je crois, qui le rend « beau » en dépit du « tragique » qu’il donne à voir. La texture presque physique de la promiscuité dans la déportation, tu la montres bel et bien, mais tu ne cherches pas à aller au-delà. Cette retenue devant la scène qui provoque l’effroi est admirable. Elle permet au regard de se poser sur le tableau et d’affronter ce qui se manifeste à lui. Ce regard aurait été en lui-même indécent, sinon obscène, s’il n’y avait pas à l’œuvre cette adéquation et cette retenue. Il n’y a pas d’obscénité du regard, et ce alors même que ce qui est révélé ne se contemple pas, alors même que la scène se dérobe à toute jouissance esthétique

PP : Chaque fois que j’essayais de réfléchir pour construire mon tableau, cela ne fonctionnait pas. J’avais besoin d’entrer en transe pour que ces gens — ces ombres blanches, ces silhouettes — viennent à moi et se « matérialisent » sur la toile. Je me suis découverte animiste : après tout, je n’avais peut-être pas le droit de réveiller ces âmes, et si je dis « âme » c’est bien sûr par respect. Pour me permettre de peindre ces âmes je devais le faire de tout mon être, en me mettant moi-même à nu. Ainsi j’ai eu constamment l’impression de jouer avec des choses sacrées. Je pense d’ailleurs que la peinture est sacrée. Le beau, contrairement au « joli » que j’abhorre, participe du sacré. J’étais dans le respect du sacré quand j’ai peint ces toiles, et je crois avoir respecté mon engagement. Par ailleurs, en peignant je savais d’où je venais. Je sentais dans le tréfonds de mon être, dans les replis de ma chair, le parcours, le lignage, la lignée, le cheminement, la source de mon propre devenir. C’était long, cela venait de loin, et pourtant je savais que j’occupais ma place, celle qui m’était allouée depuis toujours. Depuis bien avant ma naissance. C’est pour cela que je n’ai pas apposé ma signature au bas des toiles. Ç’aurait été les massacrer. Ce fut comme une prière à chaque fois, et l’on ne signe pas une prière. À chaque couche nouvelle de peinture j’avais le sentiment d’enlever des choses de moi. J’avais aussi le sentiment d’aller à la rencontre de la petite fille, de la femme et de la vieille femme qui sont en moi. Parfois, en effet, j’ai l’impression d’avoir mille ans.

(mai 2008)