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09/03/2013

MA PREMIÈRE EXPOSITION, "TRACES", EN FÉVRIER-MARS 2008, ET SES COUPS DE COEUR...

 

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Pour ma première exposition, "Traces", donnée du 12 février au 15 mars 2008 à la galerie Agnès Dutko, 11 rue Bonaparte, Paris 75006, j'ai évoqué le thème de l'esclavage.

Voici deux textes qui l'accompagnaient.


"CE QUI NOUS RESTE DES FUREURS DE CETTE NUIT"

par Edouard Glissant, romancier, philosophe

 

Les Traces nous importent, c’est-à-dire que non seulement nous les déchiffrons, ainsi l’ombre des draps effrités sur les restes de ceux qui ne disposaient d’aucun drap pour recouvrir leurs plaies, ainsi l’écartèlement des couleurs et des braises, et le vent finissant des clameurs au bout des vieilles aubes, mais qu’encore nous les rassemblons en cartes lisibles et que nous en interprétons les signes dévoilés, et que nous retrouvons le plein sens de leurs esquisses tragiques, ainsi que les audaces qu’elles nous autorisent désormais.

 Les esclavages ont toujours eu ceci de singulier que nous ne nous en souvenons (en des moments terribles qui enjoignent une terrible réalité) qu’à l’aide de ces traces : il semble que les longues géhennes ne facilitent pas la détection du détail précis ni la révélation gravée (sans aucune ombre) de leurs aires, éléments pourtant irremplaçables. Ainsi les esclavages des Amériques, lesquels ont duré si longtemps, font-ils un énorme tas de gravats d’histoires où on entre difficilement, dans lesquels on ne sait pas comment comprendre les infra-logiques à l’oeuvre, et dont on cherche difficilement à découvrir les vérités opacifiées. Les histoires de ces esclavages-ci sont parcellaires. L’imaginaire qu’on s’en donne pousse plus loin, il ose faire voir les traces de ces événements, traces insoupçonnées, comme les nègres marrons en laissaient, visibles seulement pour leurs congénères, non pour leurs poursuivants. En marge des témoins et des révélateurs analysables, les traces forment les continuités prophétiques d’un passé que vous percevez enfin, dans sa totalité ou son opacité.

(La trace est un processeur d’esthétique, manière renouvelée de repenser une matière, d’approcher une politique du monde.)

 Mais ce que la trace organise ainsi pour nous, c’est bien l’élément premier de toute matière, du moins à nos yeux de peintres et de voyants : non pas l’atome ni la particule, mais le grain et le fil, ou filament. Le grain qui mystérieusement entre dans l’organisation de la pâte, où il se dissout et reparaît pourtant, le filament qui en oriente la structure et en conduit la lumière et les ombres. Patrice-Flora Praxo, qui se souvient avec nous, navigue dans ces opacités.

 Ce ne sont pas là des fantômes, interchangeables, ni des leurres, ni des esprits peu incarnés, qui s’évanouiraient au bout de cette nuit. La foule assemblée par Patrice-Flora Praxo mord dans le temps historique, s’obstine dans les mémoires hésitantes, et son lieu d’existence est justement cet espace de tremblement et cette pensée improbable où nous approchons à notre tour l’horreur fixe et la vacation impénétrable des esclavages des Amériques. De tous les esclavages aussi, méconnus et clandestins, de jadis et d’à présent. L’art de la trace est un révélateur, et la peinture ancre son grain et son fil en ces endroits où la parole reste en suspension, où les mémoires à la fin se révèlent les unes aux autres : la peinture donne lieu à la trace éphémère, innombrable et qui ne finit pas.

Ce que je vois derrière ces théories de présences qui s’assemblent et se défont, derrière ces évanouissements de la couleur qui se délite donc en filaments ou s’obstine en des éparpillements soutenus (les grains), ce que je devine, ce sont les paysages ravagés des mornes et des ravines de la Caraïbe, les bois dévastés des grands espaces étasuniens, les brousses du Brésil où bientôt se dessinera toute une Amazonie de souffrance, les cirques béants ouverts dans les montagnes marronnes de la Réunion, dans l’océan Indien.

 Les villes, petits bourgs et grandes cités, borneront ces paysages. Mais la fureur se gardera, transmuée en une sérénité invincible et, bientôt, en transparence et feu de nuit." 

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  "Dans ton ombre", 2007 Huile sur toile, 130x89 cm

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"Le dernier", 2007 Huile sur toile, 146x114 cm


"LES FANTÔMES PARLENT, LES OMBRES DANSENT"

par Frédéric JOIGNOT, écrivain, journaliste

« Un jour, je jouerai Jeanne d’Arc » affirmait Patrice dans une autre vie, dans les années 1990, quand elle était toute jeune actrice. Elle tournait dans des sacrées productions, à l’époque. Un premier rôle avec Nicolas Cage, dans « Le raccourci ». Des rôles importants dans « L’Atlandide », avec Tchéky Kario, « Vanille Fraise » avec Pierre Arditi et Isaach de Bankolé, « Le bal des casse-pieds » avec Jean Rochefort.

Et avec Jean-Luc Godard, qui l’a préférée à  Naomi Campbell.

Mais Patrice voulait jouer Jeanne d’Arc.

Elle en avait assez que le cinéma, la télévision lui proposent toujours des rôles de voyoute exotique - autre époque, hier l’actrice antillaise Darling Legitimus, pourtant une égérie de Picasso, se voyait offrir des rôles de « bonne ».

Pourquoi pas des grands textes classiques ?

Pourquoi pas des rôles du répertoire ?

Parce qu’elle était noire – enfin, couleur d’ambre, de sable rouge, de ciel couchant ?

Parce que ses arrière-grands-parents étaient des esclaves ?

À cause de tous ces fantômes ? Ce mépris toujours présent ? Ces crimes que nous voulons oublier ?

Elle était à l’avant-garde alors, Patrice – avec son « nom de garçon » que chante si bien Yves Simon. Aujourd’hui la Comédie Française accueille les acteurs antillais et africains. Quant à Barack Obama, peut-être le futur président des Etats-Unis, il déclare : « Je suis Noir, et alors ? ». Puis, il ajoute, avec un sourire : « Je ne suis pas Noir, je suis démocrate ».

Elle était à l’avant-garde, Patrice-Flora Praxo, mais elle savait - elle sait : la peur, le mépris, le passé rampent toujours dans les esprits. Il ne faut jamais oublier. Il faut faire revivre les âmes perdues, saccagées, détruites, les peaux lacérées - toujours

Aujourd’hui, Patrice la parisienne, l’élégante Patrice, renoue avec ses racines dans sa peinture. Avec les fantômes qui nous hantent, nous tous. La regrettée Jeanne d’Arc n’a pas oublié ce qu’ont subi ses ancêtres, elle n’a pas oublié l’Afrique et les arts primordiaux, les Antilles et sa mère dans la maison de bois, la mer indigo des Caraïbes et ses traces de sang indélébiles.

Cette mémoire vive et secrète a pris possession de ses toiles. Des grandes ombres lumineuses, ou rouges comme du sang séché, s’étirent, surgies de l’Histoire, de l’oubli officiel, dessinant des corps tremblant. Attention, ne les regardez pas trop longtemps. Elles bougent, elles vibrent, les anonymes renaissent, descendent du tableau pour envahir l’espace. Les voilà qui vous entourent, chuchotent, tentent de vous dire la vie perdue, les chants étouffés, la douleur faite.

Avec Patrice-Flora Praxo, les fantômes parlent. Les ombres dansent.

Merci."

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Devant une des toiles de "Traces"


"L'oeuvre au noir"

Par LUC LE VAILLANT (Libération, 11 février 2008 )

Sortent de ses tableaux des ombres muettes qui, bouches bées, exigent une justice oubliée. Le rouge du sang, le blanc des os, le noir de la peau. Patrice-Flora Praxo revient sur la traite des Noirs, la promiscuité à fond de cale, la déportation maritime qui, depuis, éloigne les descendants d'esclaves des océans. Ses fantômes étouffent des cris d'effroi à la Munch et écarquillent un regard de foetus sur un passé perdu.

 

Dans son appartement de la place Dauphine, à Paris, dos bien droit et cou dressé, elle rayonne d'une vitalité inquiète à l'exact inverse du désespéré de ses peintures. «Elle», car Patrice est une fille tout ce qu'il y a de fille. «Elle porte un prénom/De garçon/Elle s'appelle Patrice/Elle est belle et métisse/Elle vient d'un autre continent/Où tout n'est que tourments» (1), fredonne son compagnon, Yves Simon, le chanteur-écrivain.

Guadeloupéenne, elle est née aux Abymes. Et elle paraît parfois être remontée en solitaire du fond des abysses. Elle est la dernière d'une famille de huit. Agriculteurs, ses parents ont déjà six filles et un garçon. Ils veulent tellement rééquilibrer la donne que le prénom prévu fera l'affaire. Vie aux champs, soins à donner aux bêtes, mangues juteuses qui tachent les torses nus. Patrice vit en siamoise avec Patricia, la numéro 7, et en symbiose avec la sensualité lasse des tropiques. Elle a 9 ans quand sa mère l'expédie en métropole, afin d'aider une de ses grandes soeurs débordée par sa marmaille. Les Antilles sont ainsi. La famille y est une notion extensive, loin de la logique nucléaire d'après exode rural. Et les allers-retours avec la métropole pour des vivres ici ou là-bas, chez l'oncle ou le cousin, sont monnaie courante. Patrice, elle, se sent abandonnée. Réponse tardive de sa mère : «Je voulais te sauver.» De la léthargie des îles, des prétendues insuffisances scolaires locales quand Patrice excellait en primaire.

De la Ddass à l'école d'art

Elle débarque aux Mureaux, prend soin de ses nièces, en Cendrillon précoce. Une autre soeur la réclame, même fonction, mêmes frictions. Et l'école comme un horizon qui s'éloigne. Excédée, elle se démène pour entrer. à la Ddass. Et s'en félicite encore aujourd'hui. Elle a pardonné à sa mère, ne voit plus ses soeurs, ne veut pas avoir d'enfants. Comme si d'en avoir tant élevé, qui n'étaient pas à soi, vous en délivrait à jamais. Elle dit : «Je suis guérie du manque de ma mère et du manque de ne pas être mère.»

A la Ddass, les fées se penchent enfin sur son berceau. Et ne vont cesser de veiller sur elle. Preuve qu'on peut naître à tout âge. Elle a 17 ans quand elle réussit à convaincre l'assistance publique de l'inscrire dans une école d'art aux tarifs prohibitifs. «J'ai pris la plus chère pour voir si on m'aimait.» Entre Paris et Florence, entre musées et ateliers, elle côtoie des jeunes filles bien nées. Avide de ne pas déparer, elle copie leur discrète élégance, qu'on retrouve vingt ans après, pantalon droit, souliers plats, jersey bleu à fermeture Eclair un rien plus descendue que la décence bourgeoise ne le prescrit. Signe que le formatage n'a pas totalement réussi. Et c'est tant mieux.

Elle a 21 ans quand elle joue un lutin chez Godard. Et 23 quand elle partage le haut de l'affiche avec Nicolas Cage. Elle arrête sans tarder : «J'en avais assez d'être le "matériel" sur lequel s'exerçait le désir de l'autre, d'être dans le paraître.» Son envie d'être, elle la rassasie via la métaphysique. Gâtée par les dieux, elle ne va pas se perdre dans un amphi en préfabriqué d'une fac sans équivalence.

De l'agence Sipa à la peinture

A 35 ans, elle se glisse, petite souris avenante, entre les pattes des gros matous des idées qui dialoguent au premier étage du Flore. Passent par là Jaccard, Rosset, Bruckner, Comte-Sponville, etc. Puisque l'image de ses ambitions est encore floue, elle fait le point en photographiant. Elle met dans le viseur écrivains et penseurs. On l'embauche chez Sipa, on l'expose à la Fnac.

Voici ses 40 ans. Elle crayonne depuis toujours. Exécrant sa graphie, elle communique par graffitis. Elle aime «la magie de Picasso», le «pas fini de Giacometti», la violence de Basquiat la «bouleverse». L'exemple de Zoran Music lève ses inhibitions. Il était à Dachau. Il a représenté ce qui n'est donc pas irreprésentable, n'en déplaise aux dévots de la Shoah. Puisque ça a eu lieu, qu'il y était et qu'il faut le montrer. Elle n'était pas enchaînée à fond de cale. Mais elle peindra la vieille douleur dépréciée.

Quand elle montre son travail, on ne regarde pas ailleurs. Toujours sa capacité à aimanter l'attention. Edgar Morin remarque : «C'est tragique et c'est beau.» Edouard Glissant préface son catalogue. Clément Rosset et Yves Simon font office de «mécènes». Et ce dernier chante : «Votre mémoire est envahie par des bateaux/Remplis d'Africains, vos ancêtres, portant le noir sur la peau.»

Il la voit métisse. Elle se souvient de sa visite à l'île de Gorée, et du bruit des chaînes anciennes qui l'ont faite africaine. Il appartient à une génération optimiste, celle de l'antiracisme, qui célébrait les mélanges. Il écrit : «Ma femme métisse a puisé sa beauté des Moptis du Mali, de la Guadeloupe, de la Grèce et de l'Angleterre.» Elle est plus ambivalente, plus perplexe. Elle dit qu'elle n'aime pas «la notion de communauté», ne comprend pas qu'on oppose Noirs et Juifs, reproche à Dieudonné de «galvauder quelque chose de tragique». Mais ses pinceaux font oeuvre de mémoire, car le devoir parfois se grime en vocation. Elle reproche aux Antilles d'occulter le souvenir de l'esclavage, de refouler le sujet. Et puis réémergent souvent des bêtises enfantines vécues exagérément, tel ce : «Tu es belle, mais c'est dommage que tu sois noire.»

L'atelier et le musicien

Elle a une voix structurée, modulée, une voix d'actrice, qu'attendrissent des dents du bonheur et un reste de zézaiement. Elle a pris des cours de chant pour se défaire de ce «phrasé de petite fille» qu'elle détestait et s'approprier le français quand son créole se perdait dans les sables. De Ségolène Royal, pour qui elle a voté, elle critique en priorité la diction, le ton «dur et lointain». Comme si Jeanne d'Arc n'avait pas su se mettre au diapason. Enthousiaste de nature, se jetant au cou des belles âmes et des belles idées, et se retrouvant parfois le nez dans le ruisseau, elle se sent «malmenée par la gauche, ces temps-ci». Pour tenir la déception en respect, elle tente de «se désintéresser des choses». Est-ce pour cela qu'elle refuse de parier sur l'avenir d'Obama ? Elle reconnaît que ce serait «une excellente chose pour la planète», mais vite, elle multiplie les embûches sur le chemin. Comme si être noir restait un handicap insurmontable. Mésestime de soi qu'elle évite de projeter sur son entourage.

Le soir, il descend de son bureau, elle remonte de son atelier. Ils se retrouvent dans la cuisine. Elle se met aux fourneaux. Elle aime ça. Au lieu de lui demander de lui prêter main-forte, elle l'a poussé à reprendre sa guitare, lui reprochant de gaspiller ses dons. Vingt ans après, à l'égal de leurs amours recommencées après quinze ans d'interruption, il s'est remis à composer dans le fourbi des casseroles.

(1) Album Rumeurs (Barclay). photo Fred Kihn

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"Les jours d'après"(1), 2007 Huile sur toile, 130x89 cm

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"Les invisibles", 2007 huile sur toile, 146x114 cm