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08/03/2013

UN ENTRETIEN AVEC LE PHILOSOPHE PAUL AUDI

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"J’avais besoin d’entrer en transe pour que ces gens — ces ombres blanches, ces silhouettes — viennent à moi et se « matérialisent » sur la toile."


Paul Audi, un ami de longue date, est l' auteur de « L'empire de la compassion » (Encre marine, 2011). Cet entretien remonte à ma première exposition, "Traces", consacrée à la mémoire de l'esclavage


 PA : Patrice, quand t’est venue pour la première fois l’envie ou l’idée de peindre ?

PP : J’ai toujours dessiné. Et à 17 ans, je suis entrée dans une école d’art.

PA : Tu as fait cette école d’art pendant quelques années, et après ? As-tu renoncé à dessiner et à peindre ?

PP : Je n’ai pas renoncé, mais j’ai été pour ainsi dire enlevée par un autre métier, un autre milieu, celui du cinéma. J’ai pensé alors que les arts plastiques n’étaient pas pour moi. Mais je prenais toujours des cahiers sur les tournages. Je faisais des dessins très abstraits. Plutôt doux, plutôt sereins. C’était même assez joyeux. J’avais toujours des pinceaux quelque part. Je ne me souviens pas de ne pas avoir eu des crayons à portée de main, de ne pas avoir été fascinée par le papier et les couleurs.

PA : Ensuite  tu es devenue photographe.

PP : J’ai quitté le métier d’actrice parce que je me perdais. Je n’étais pas à ma place. J’en avais assez d’être dans le paraître, d’être « l’objet » de ce paraître, le « matériel » sur lequel reposait le désir des autres. C’est sur un tournage que j’ai découvert que j’aimais la photo, que j’aimais photographier les visages, les gens. C’est seulement  dix ans plus tard que j’ai fait de cette passion un métier. D’ailleurs, mes premières toiles ont été des portraits très « serrés », comme en photographie ; c’était essentiellement des regards.

PA : Y a-t-il des œuvres d’art en particulier qui te retenaient, qui t’attiraient, vers lesquelles tu revenais constamment ?

PP : Aucune en particulier. Mais j’ai eu tout de même une révélation et je crois qu’il faut que j’en parle. Un jeune galeriste m’a offert une monographie de Zoran Music. Ce n’est pas pour moi un modèle, Zoran Music, je ne peins pas comme lui, mais le fait est qu’il m’a libérée. En découvrant son œuvre je me suis dit : « Ce que je veux exprimer, je puis l’exprimer sans réserve. » C’est en ce sens que son travail m’a libérée.

PA : Avant de t’interroger sur le sens et la portée de cette libération, je voudrais revenir à l’étape précédente…

PP : J’ai mis du temps à montrer ma peinture.  Je ne voulais rien montrer, je gardais tout. Et ce que j’ai pu faire à 17 ans, je l’ai jeté. Je ne pensais pas, qu’il y avait là quelque chose de nécessaire ou d’urgent, alors même que ça l’était. À cela s’ajoute un problème culturel. Car chez moi, là où je suis née, personne ne m’a encouragée. Personne ne m’a incitée à penser qu’il était important, vraiment important, de peindre. Et je pense que si  ma mère ne m’avait pas encouragée comme elle l’a fait, si elle n’avait pas accepté que je devienne une artiste,  je n’aurais sans doute pas  été la femme libre que je crois être. Si surprenant que cela puisse paraître, il y a de la honte à être artiste dans ma famille. J’ai choisi des arts qui font rêver.

PA : Pour évoquer le choc que tu as subi lorsque tu as vu pour la première fois l’œuvre de Music, tu parles de libération. Cette libération semble davantage liée à ce que tu allais peindre qu’au fait même de peindre, car tu étais déjà peintre à ce moment-là. Doit-on penser qu’il y a là quelque chose qui s’est libéré quant à la thématique de ta peinture ? On sait que les thèmes de Music sont « ténébreux », que sa peinture est liée à son expérience des camps. Or les tableaux de la série que tu as décidé d’exposer à la galerie Agnès Dutko renvoient tous à une autre forme d’expérience, à une autre expérience inhumaine de l’humanité. Ton choc devant l’œuvre de Music t’a-t-il amenée à te dire : « Puisque lui témoigne en peinture, moi aussi je puis témoigner en peinture », « Puisque lui aussi parle au nom de…, moi aussi je puis parler au nom de… » ?

PP : La différence, cependant, c’est que moi je n’ai pas vécu la déportation. Mais j’en ressens l’horreur dans le comportement même des Noirs. Il y a une souffrance dont on n’ose pas parler. Aux Antilles, on ne parle pas de l’esclavage. C’est un sujet refoulé. C’est comme si ça n’avait jamais existé, ou presque… Toute la complexité des gens des Antilles vient pourtant de l’esclavage. Mais c’est là un point qui demeure aveugle, non éclairci. Je crois, pour ma part, que je n’aurais jamais osé en parler si je n’avais pas vu le travail de Zoran Music. Avec lui, je me suis dit : « c’est terrifiant et c’est supportable en même temps ». Enfin il a la possibilité, par son art, de rendre le terrifiant supportable… Ce que je veux dire c’est qu’il y a là comme une distance, une profondeur, et que celles-ci doivent être mises au compte de la « matière » avec laquelle le peintre donne à voir l’insupportable. Comprendre cette distance a été décisif… J’ai  choisi la peinture à l’huile pour ces raisons, parce que c’est « épais ». Je voulais une matière épaisse pour que les toiles aient une chair. J’ai eu envie qu’ on ressente la densité charnelle de la promiscuité. Ces êtres collés les uns aux autres et qui ne s’aiment pas… C’est pour cela que c’est très compliqué d’être Noir et que c’est très compliqué d’être Juif.

PA : On est obligé de se sentir solidaire alors même que l’on n’a pas envie de l’être. On se retrouve unifié dans un même destin, mais cette unification est en même temps extérieure. D’où l’effet de promiscuité.

PP : Ça me met toujours mal à l’aise de devoir aimer quelqu’un parce qu’il me ressemble. Il m’est souvent arrivé d’éprouver de la compassion pour une personne parce que cette personne était Noire, et j’ai eu tort à chaque fois. J’ai eu tort dans la mesure où l’autre ne savait pas ce qui m’animait alors. Ainsi j’ai mis parfois ma vie en danger pour venir en aide à quelqu’un parce qu’il était Noir, et je me suis rendu compte que ce n’était pas son problème : c’était mon problème. Voilà donc l’enjeu pour moi : vouloir peindre et montrer sans cesse ce qui a fait tant de mal et qui, pour cette raison, m’étouffe. Mais j’ai très peu d’espoir ; je ne vois pas comment pourrait s’arrêter cette… comment peut-on dire… cette auto-humiliation…

PA : Auto-humiliation, pourquoi ?

PP : Toute la complexité d’être Noir tient au fait qu’une majorité de Noirs se diminuent. J’ai mis du temps à m’en rendre compte. Quand j’étais actrice, je me disais : « Je ne sais pas que je suis Noire, sauf quand je me regarde dans la glace ». Sans doute est-ce cela qui explique que j’aie accompli ce que je voulais faire dans la vie. J’ai toujours transformé cette « condition » en une qualité, en une chance, presque en un privilège. J’ai toujours pensé que ce que je faisais avait un rapport avec cette « condition ». Que si j’ai pu peindre ces toiles, c’est non pas à cause de, mais grâce à ma négritude

PA : Et en même temps tu te réappropries cette couleur et cette histoire. Tu te devais de te les réapproprier car tu ne te sentais Noire que dans le regard des autres. En ce moment, ta façon de te réapproprier ta couleur consiste à investir pour ainsi dire picturalement l’histoire de la déportation des Noirs

PP : Il me semble. Mais pas pour aller du côté de la tragédie. C’est bien mon histoire, mais mon histoire n’est pas la tragédie elle-même.

PA : Pourtant il y a un tableau qui a pour titre « Hurler » en bambara…

PP : « Ka koulé. »

 

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PA : … Et il y a les fantômes, les linceuls… En quoi ce qui est montré sur la toile n’est-il pas tragique selon toi ?

PP : Je montre sous le signe de l’abstraction. D’où le choix du blanc comme couleur dominante. Le blanc est certes la couleur de la « fin » (je pense à la blancheur des os), mais c’est aussi la moins « expressive » des couleurs. La plupart des personnes peintes sur la toile sont blanches parce qu’on leur a retiré tout ce qui pouvait encore les distinguer les unes des autres. Elles ont été comme vidées de ce qui les caractérise en tant qu’êtres humains. Qu’est-ce qu’on faisait en effet à ces gens-là ? On leur enlevait leur dignité, leur humanité, au point qu’il ne restait plus rien. On dit « fantôme » — parce qu’ils survivaient à eux-mêmes, à la négation de leur humanité. Mais est-ce bien de cela qu’il s’agit ? On a retiré à ces gens leur âme. Ils sont devenus ce que l’on a voulu faire d’eux : des corps sans âme. Mais quand on donne de l’argent pour acheter quelqu’un, qui est-ce qu’on achète vraiment ? Il n’y a plus personne quand on achète quelqu’un. C’est terrible d’acheter quelqu’un — on dit : cette femme coûte tant… on donne un prix à cette femme… Qu’est-ce qu’il y a de pire ? Ces gens-là avaient un prix. Mais donner un prix à quelqu’un c’est lui enlever ce qu’il y a de gratuit en lui, à savoir : lui-même.

PA : A tous on leur enlève leur dignité d’êtres sans prix. Ainsi ces déportés sont en même temps transportés aux antipodes d’eux-mêmes. Est-ce alors parce qu’ils sont Noirs que tu les peints si blancs ?

PP : Peut-être. Mais c’est aussi parce qu’on regarde avec moins de frayeur ce qui est blanc. C’est dans l’esprit, dans la mémoire collective : on a moins peur de ce qui est blanc… J’essaie en tout cas de comprendre. Parce que je ne sais pas. Est-ce que vraiment je peux dire pourquoi je peins ceci ou cela ? Il fallait que je peigne ces scènes, cette histoire, c’est tout ce que je sais. Et je me souviens que ces personnages venaient d’eux-mêmes. Je n’ai jamais imaginé une seule fois que j’allais faire ça. Il n’y a pas eu de préméditation. C’était toujours la « toile » qui décidait. Je voudrais finalement ne jamais peindre en sachant ce que je ferai. Je ne sais pas si c’est possible.

PA : Tu m’as dit un jour : « Si je pouvais n’avoir peint qu’un tableau, ce serait celui-là », et tu m’as montré le tableau intitulé « Les Invisibles ». Est-ce que tu pourrais préciser ce que tu voulais dire par là ? Pourquoi ce tableau en particulier ?

PP : Peut-être parce que c’est le seul tableau qui est un peu plus figuratif que les autres. Et que j’y ai exprimé sur la toile les trois moments (ou les trois niveaux) de l’existence. Le troisième moment ou le troisième niveau, c’est quand on est adulte. Être adulte c’est souffrir

PA : Tu veux sans doute dire qu’être adulte c’est savoir  qu’on ne peut pas ne pas souffrir

PP : C’est cela, oui. Et je vois dans cette toile le visage de l’adulte qui prend conscience que ce sera toujours la souffrance. Qu’il n’y a pas de vie sans souffrance.

PA : Je voudrais maintenant te poser une question au sujet de l’Afrique et des Antilles. Un des tableaux, on l’a dit, porte un nom bambara, c’est-à-dire africain. Tu ne lui as pas donné un titre créole, tu l’as nommé en bambara. Est-ce que tu te sens africaine ?

PP : Définitivement ! Je crois que j’ai trouvé ma solidité, mon envie de vivre, en Afrique, et comme me venant de l’Afrique. Mais il est délicat pour moi d’évoquer mon rapport à l’Afrique et aux Antilles car je crains d’être terrible…

PA : Tu peux au moins parler de ce que l’Afrique apporte à ta création comme source d’inspiration, comme un certain style de création aussi

PP :  Quand je suis allée en Afrique pour la première fois, j’y suis restée très longtemps, c’était pour y tourner un film. En dix ans de métier d’actrice, je n’ai d’ailleurs eu que des rôles d’Africaine, de femme d’Ethiopie, etc. J’ai eu la sensation d’avoir été adoptée par l’Afrique.

PA : Est-ce que la peinture n’a pas été un moyen de te réinsérer dans ton « être africain » ?

PP : Je le crois.

PA : Tu as découvert le continent africain à l’âge adulte et tu as éprouvé aussitôt un sentiment d’appartenance presque immémorial… Tu as ressenti cela au contact des Africains, des paysages, des odeurs, du climat, de toutes les sensations physiques que dispense l’Afrique. Mais l’as-tu ressenti aussi au contact de leur pratique artistique à eux — je pense à leur attachement à un art de l’improvisation, à la spontanéité du geste et de la parole, à une conception plus ou moins secrètement animiste de l’acte de création ?

PP : J’ai senti tout cela. Tout cela est d’ailleurs lié au corps. Tout cela vient du corps. Tout cela part du corps et y revient. J’ai vite découvert que la peinture serait quelque chose de très physique pour moi. C’est sans doute pour cela que j’ai réussi à atteindre mon équilibre par la peinture. Parce qu’avec la peinture je suis enfin et totalement dans mon corps. Je dirais presque que c’est avec mon sang africain que je peins… En revanche, si je réfléchis, je ne peins pas. Je dois de peindre à l’Afrique. C’est l’Afrique qui jusqu’à présent me fait peindre.

PA : L’Afrique te fait-elle choisir une certaine gamme de couleurs ?

PP : Pour la série que j’ai décidé d’exposer, j’ai opté pour trois couleurs essentiellement : le noir, le blanc, le rouge. Le noir : la peau. Le blanc : l’écume, le froid. Le rouge : le sang. Il n’y a que là que j’ai réfléchi.

PA : Vivre, disais-tu tout à l’heure, c’est souffrir. Mais tu m’as dis aussi un jour : « la souffrance rend beau ». Serait-ce la leçon que tu voudrais que l’on retienne de ces œuvres ?

PP : Quand il a vu les toiles pour la première fois, Edgar Morin m’a dit : « C’est tragique, et c’est beau. » Le mot « beau », je l’accepte, même si je ne saurais le définir…

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(Avec mon complice Edgar Morin, pendant un vernissage)

PA : Dans ces tableaux au « contenu » si terrible, tu n’as jamais cherché à créer des « effets » qui pouvaient dépasser ce que tu entendais montrer. C’est cela sans doute qui est « beau ». L’œuvre est certes « tragique », mais elle n’est pas tragique en vertu d’un geste forcé. Le tableau est dénué de tout artifice, et c’est cela, je crois, qui le rend « beau » en dépit du « tragique » qu’il donne à voir. La texture presque physique de la promiscuité dans la déportation, tu la montres bel et bien, mais tu ne cherches pas à aller au-delà. Cette retenue devant la scène qui provoque l’effroi est admirable. Elle permet au regard de se poser sur le tableau et d’affronter ce qui se manifeste à lui. Ce regard aurait été en lui-même indécent, sinon obscène, s’il n’y avait pas à l’œuvre cette adéquation et cette retenue. Il n’y a pas d’obscénité du regard, et ce alors même que ce qui est révélé ne se contemple pas, alors même que la scène se dérobe à toute jouissance esthétique

PP : Chaque fois que j’essayais de réfléchir pour construire mon tableau, cela ne fonctionnait pas. J’avais besoin d’entrer en transe pour que ces gens — ces ombres blanches, ces silhouettes — viennent à moi et se « matérialisent » sur la toile. Je me suis découverte animiste : après tout, je n’avais peut-être pas le droit de réveiller ces âmes, et si je dis « âme » c’est bien sûr par respect. Pour me permettre de peindre ces âmes je devais le faire de tout mon être, en me mettant moi-même à nu. Ainsi j’ai eu constamment l’impression de jouer avec des choses sacrées. Je pense d’ailleurs que la peinture est sacrée. Le beau, contrairement au « joli » que j’abhorre, participe du sacré. J’étais dans le respect du sacré quand j’ai peint ces toiles, et je crois avoir respecté mon engagement. Par ailleurs, en peignant je savais d’où je venais. Je sentais dans le tréfonds de mon être, dans les replis de ma chair, le parcours, le lignage, la lignée, le cheminement, la source de mon propre devenir. C’était long, cela venait de loin, et pourtant je savais que j’occupais ma place, celle qui m’était allouée depuis toujours. Depuis bien avant ma naissance. C’est pour cela que je n’ai pas apposé ma signature au bas des toiles. Ç’aurait été les massacrer. Ce fut comme une prière à chaque fois, et l’on ne signe pas une prière. À chaque couche nouvelle de peinture j’avais le sentiment d’enlever des choses de moi. J’avais aussi le sentiment d’aller à la rencontre de la petite fille, de la femme et de la vieille femme qui sont en moi. Parfois, en effet, j’ai l’impression d’avoir mille ans.

(mai 2008)